Dienstag, 1 Juli 2014

Le paradoxe d’Albertine

paradoks

Nous nous enregistrâmes à l’hôtel de Pommard. Étrange, cet hôtel; l’atmosphère qui y régnait faisait penser aux Boutiques de Cannelle décrites par Bruno Schulz. L’hôtel se trouvait en plein centre de Pommard, près de la rue et d’une place. Pommard est une toute petite localité, un village en somme. Difficile même de penser que de ce village proviennent des vins célèbres dans le monde entier. Ce village est à l’image de l’ensemble de la Bourgogne, alangi et introverti, contrastant par exemple avec l’Alsace, extravertie, toute en sucreries et pains d’épices, une sorte de contrée de Hansel et Gretel. La Bourgogne viticole est comme la lecture de Marcel Proust, comme les Préludes de Claude Debussy: toute en nuances, semée de pièges, de provocations, d’impondérables. Nous nous fixâmes comme but de ce voyage de résoudre le paradoxe du pinot noir, ce qui est ici, en Bourgogne, un défi tout aussi difficile qu’attirant. Nous croyions pouvoir arriver à résoudre cette énigme, et obtenir notre récompense – une pleine compréhension du pinot noir. Rien que l’hôtel, camp de base de nos expéditions œnologiques, nous incitait à relever des défis.  Tout en recoins secrets, regorgeant d’objets étranges, destinés à des usages mystérieux. La poussière et les toiles d’araignées étaient sûrement un élément délibéré de la décoration intérieure. Les murs étaient ornés de portraits et d’arbres généalogiques des familles de vignerons.  Pièces détachées d’instruments viticoles, presses à raisin et barriques sont entraînèrent au cœur même du mystère de la fabrication du bourgogne. Nous nous attendions à voir apparaître le Père de Schulz, dans une pose affectée, coiffé d’un bonnet de nuit, avec  des éprouvettes remplies de bourgogne, se préparant à nous prodiguer de précieux conseils concernant sa dégustation.

Cependant, la place du Père fut prise par une réceptionniste, en chair et en os, qui nous rappelait Albertine de Proust. Sa figure onirique nous dicta cette association d’idées. Nous l’observions tous en entrant et sortant de l’hôtel; chaque fois, nous avions l’impression de lire des „signes tracés comme avec de l’encre invisible à l’envers des prunelles tristes et soumises d’Albertine, sur ses joues brusquement enflammées par une inexplicable rougeur, dans le bruit de la fenêtre qui s’était brusquement ouverte”, comme l’écrivait Proust. Albertine la réceptionniste nous accompagnait du regard au départ de chacune de nos explorations œnologiques, comme le ferait une mère au depart de son son fils à la guerre. C’est d’ailleurs ainsi que nous nous sentions, en partance vers le prochain village bourguignon, avides de connaissance. À la recherche de l’essence du bourgogne. Cela peut être un défi semblable à la recherche du temps perdu de Proust.

Chaque jour, un nouveau voyage. Nos pérégrinations commencèrent à Santeney, contre lequel quelqu’un nous mit pernicieusement en garde, prétendant que la vie est trop courte pour boire du vin de Santenay. Il avait tort. Nous nous rendîmes ensuite à Montrachet, Mersault, Volnay, Beaune, pour y déguster des vins blancs et rouges. Combien le pinot noir peut avoir de goûts et de contextes? Par combien de procédés peut-on le fabriquer? Est-ce que l’on peut produire un meilleur chardonnay ailleurs qu’ici? Cet arrière-goût de beurre de cacahuètes  ne serait-il pas le fruit d’une insémination artificielle du chardonnay de Montrachet? Lorsque nous revenions le soir à l’hôtel, Albertine nous attendait patiemment, ses prunelles prenant la couleur du bourgogne. Le matin venu, elle nous saluait à nouveau d’un regard vert. Elle nous regardait tristement, tout compte fait avec compassion. Elle devait savoir que nous ne trouverons jamais le Saint Graal du pinot noir. Sûrement, tous les résidents de l’hôtel l’ont cherché sans le trouver. Si un jour  la perfection, le sommet du possible se révèle, on trouvera le jour suivant sa négation, sous la forme d’une nouvelle perfection. Cette recherche peut être comparée à un travail de Sisyphe.

Albertine connaissait ce secret. Elle voulait probablement nous aider à résoudre ce paradoxe, mais elle de disait rien, ne nous adressait pas la parole, elle nous reprenait ou nous remettait notre clef avec un grand porte-clef en bois, en forme de poire, ou peut-être de bouteille de vin. Les mots étaient inutiles, le destin devait en effet s’accomplir, comme dans une tragédie grecque, et nous devions par nous-mêmes arriver à la conclusion que le paradoxe du pinot noir n’a pas de solution. Il y a continuité et infinitude, il n’y a pas de terme au voyage ni de sommet. Même si nous arrivions à connaître maintenant tous les vins de Bourgogne, dans un an en apparaîtront de nouveaux, différents de ceux auxquels nous avons goûté. Animés encore d’une foi naïve en la réussite de notre mission, nous nous rendîmes dans de nouveaux villages de la Côte de Nuits, où nous goûtâmes à de nouvelles productions, tout simplement extraordinaires, à Saint Geroges, Vosne Romanée, Vougeot, Chambertin, et Chambolle. Le pinot noir y etait monumental, sombre, mais aussi fascinant par son mystère. Le vin peut-il avoir tant de longueur, se transformant en un souvenir qui dure toujours? Ces questions rhétoriques nous assaillaient sans cesse, prenant le caractère de troubles obsessionnels compulsifs. Nous commencions alors à comprendre que le but initial de notre périple en Bourgogne etait quelque peu naïf. Nous n’étions cependant pas déçus, car nous commencions à comprendre quelque chose. Albertine le remarqua sans doute, son regard était devenu joyeux, illuminé d’une lueur optimiste. Nous lui étions redevables de quelque chose. Par sa seule présence à la réception, elle nous a indiqué la bonne voie. Cette présence fugace était en quelque sorte semblable à l’éphémère pinot noir. Si le pinot noir était un être sexué, il serait sûrement une femme hétérosexuelle, cousine d’Albertine, voire même Albertine en personne. Mon beau-frère fut sans doute le premier à comprendre. Un beau jour, après avoir rendu visite à quelques vignerons à Chambolle-Musigny, il écrivit une lettre à Albertine, la lui remit sans cérémonie, ou plus exactement, la déposa avec les clefs et la poire sur le comptoir de la réception. La lettre était rédigée à la maniere de Proust, et faisait explicitement référence à son œuvre.

Il nous fit la lecture de cette lettre et en expliqua le pourquoi. Voici son contenu:

Chère Madame,

si tu veux échapper au destin funeste, renonce aux promenades à cheval, surtout dans le domaine de ta tante en Touraine. Je te remercie aussi de nous avoir aidé à comprendre le  véritable but de notre voyage.

Le contenu de la lettre etait une référence évidente au roman de Proust Albertine disparue, et à la mort tragique d’Albertine lors d’une promenade à cheval, alors qu’elle était justement chez sa tante en Touraine. Nous nous rejouîmes de la dernière phrase, mais regrettions que notre beau-frère n’ait pas employé la forme plurielle, conférant a sa correspondance un caractère strictement personnel Nous nourrissions aussi de l’inquiétude pour notre beau-frère, connaissant le dénouement  tragique de la passion amoureuse de Swann, parfaitement décrite dans le premier tome de la Recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann. Nous savions aussi qu’il n’était point sujet aux exhaltations excessives. Heureusement.

Notre beau-frère estima visiblement que cette lettre ne suffisait pas, car il acheta le dernier jour de notre séjour en Bourgogne une bouquet de treize roses ayant la teinte du bourgogne arrivé à maturité, et les remit à notre Albertine lors de notre départ. Elle prit en silence le bouquet, pour ensuite sortir devant l’hôtel, et regarder tristement notre voiture démarrer. Nous n’allions pas du côté de Guermantes, mais vers Dijon, puis Cracovie, avec la pensée que la Bourgogne est sans doute la plus belle région viticole au monde.


DUE

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